Nina et l'épouvantail - Chapitre I - L'Âge de raison
(cliquer sur l'image pour l'agrandir)
I
L'Âge de raison
« Sept fois un, sept. Sept fois deux, quatorze.Sept fois…
- Menteur ! Sale menteur ! Depuis combien de
temps, tu te la tapes ?
- Sept fois trois, vingt-et-un.
- Salaud !
- Sept fois quatre, ça fait vingt-huit. »
Nina était concentrée sur la suite de chiffres qui défilait
dans sa tête. Elle les voyait virevolter tout autour, comme des petites
lucioles un soir d’été. Son père et sa mère se disputaient, encore. D’abord
sourdes et graves, les voix finissaient toujours par s’aiguiser, prêtes au
combat. Nina connaissait déjà l’issue de la bataille : aucun vainqueur, un
flot de larmes mêlées de cris rauques, un claquement de porte puis le silence.
Un mois avait passé depuis son septième anniversaire.
« Tu as atteint l’âge de raison, ma petite ! lui
avait dit sa grand-mère ».
En prononçant ces mots, la vieille femme avait planté ses
yeux de porcelaine dans les pupilles rondes de Nina. D’un geste cérémonieux,
elle lui avait tendu un feuillet froissé et jauni par les ans. L’enfant avait
tourné la première page du livret avec précaution. Ses doigts avaient tremblé…
Ils tremblaient toujours. L’hystérie avait maintenant gagné
la cuisine. Les voix braillardes se lançaient des joutes verbales acérées. Nina
ne comprenait pas tous les mots prononcés par sa mère.
« Dire que cette espèce de catin joue les hypocrites
avec moi. Elle m’a même proposée
de garder Nina !
- Arrête… Elle sait très bien qu’on a des problèmes, elle
veut juste être…
- Gentille ? C’est ça que tu allais dire ? Salaud,
tu me dégoûtes… Vous êtes tous les mêmes ! »
Nina savait que les temps étaient durs : en cinq longs
mois, pas une seule goutte d’eau n’était tombée. La première quinzaine de
juillet était passée et la floraison n’avait pas même commencé. La terre était
bien trop sèche et l’arrosage ne suffisait pas.
Fronçant les sourcils, elle se pencha vers le feuillet de sa
grand-mère. Sur la couverture, des lettres bien tracées précisaient
« Tables de multiplication ». Alors que les éclats de voix se
brisaient sur le pas de la porte, Nina psalmodiait en accélérant la
cadence :
« Sept fois cinq, trente-cinq. Sept fois six, sept fois
six… quarante-deux. Sept fois sept, quarante-neuf. Sept fois dix,
soixante-dix. »
Elle prononçait la suite numérique comme une formule
magique. À n’en pas douter, sa grand-mère était sorcière. Ses yeux laiteux
enfoncés dans le visage de cire impressionnaient la petite fille, mais le
mysticisme qu’ils exaltaient la rassurait.
Les cris s’étaient éteints : l’incantation était
efficace. Au bout d’une minute, Nina décréta que l’orage était passé. Elle
descendit dans la cuisine constater les dégâts.